10. Vis ta vie

Elle attendait. Une fois de plus.

Pourquoi avait-elle fait en sorte d’être encore celle qui attend ? A croire qu’elle n’avait pas plus d’estime pour elle-même que lui. Ils formaient vraiment un sacré couple, tous les deux. Il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre.

Elle leva les yeux. Elle avait rêvé d’une nuit de pleine lune, mais ça aussi, c’était raté.

– Qui a eu cette idée idiote ? demanda-t-elle à une coquille de moule avant de la jeter dans l’eau.

Elle n’avait pas de montre. Elle n’avait pas imaginé que ça se passerait ainsi.

« Je lui donne encore cinq minutes », décida telle.

Elle était complètement cinglée. Elle l’attendait avec son plus beau soutien-gorge, sa culotte à froufrous et la seule robe à bretelles potable qu’elle avait, dénudée et vulnérable. Elle se retrouvait dans la peau d’une future mariée à qui son fiancé aurait posé un lapin. Pourquoi se mettait elle dans ce genre de situations ?

Il était largement minuit passé. Il ne viendrait pas. Quelle gourde. Quelle nunuche. Il l’avait traitée comme la dernière des idiotes, elle pouvait se traiter de tous les noms.

Elle contempla les cailloux que l’océan avait déposés à ses pieds. Et si elle faisait sa Virginia Woolf ? Lestée de pierres, elle s’enfoncerait dans l’eau.

Mais sa robe n’avait que de toutes petites poches en voile de coton. Impossible d’y fourrer une charge suicidaire. Elle regretta de ne pas porter un bon vieux ciré et une paire de cuissardes. D’autant plus qu’elle s’était habillée sexy pour personne, en fin de compte.

– Je crois que je vais en mourir, annonça telle à l’océan.

Alice ?

Son désespoir du genre plutôt démonstratif avait couvert le bruit des pas approchant derrière elle. Elle avait déjà jeté l’éponge.

– Salut, Alice.

Elle n’avait même pas envie de se retourner. Elle avait jeté l’éponge, on vous dit.

– Je suis en retard ? Désolé, fit l’individu qui se tenait dans son dos.

Finalement, elle se retourna malgré elle. Elle ne put s’en empêcher.

C’était bien lui qui parlait ? Ses yeux lui confirmèrent que c’était bien Paul, mais ses oreilles ne voulaient pas y croire. Ouh là, là ! il ne fallait pas qu’elle s’emballe.

– J’allais partir, répliqua-t-elle machinalement.

– Mauvais timing !

Elle pensait qu’il serait gêné, hésitant. Qu’il s’excuserait. Pourquoi paraissait il si détendu ? Ça ne pouvait pas être Paul.

Il s’approcha tout près, mais sans la toucher ni l’embrasser pour lui dire bonjour. Entre eux, ce genre de gestes anodins était toujours compliqué.

– Je me suis dit qu’on aurait sans doute besoin de ça, dit il. J’aurais dû y penser avant.

Il brandit une farandole de petits carrés en plastique.

Il avait apporté des préservatifs. Elle rougit. Elle n’avait pas eu l’esprit aussi pratique que lui. Finalement, elle ne pensait peut-être pas qu’ils iraient vraiment jusqu’au bout. Elle était tellement surprise qu’elle se demanda si elle bluffait depuis le début. Peut-être qu’il la provoquait exprès, pour voir ?

– L’épicerie était fermée. Du coup, j’ai voulu les commander en ville et les faire livrer par ferry, mais ce n’était pas ouvert non plus. J’aurais dû y penser avant.

– Mais tu les as trouvés où, alors ? demanda-t-elle, abasourdie.

– C’est Don Rontano qui me les a donnés.

– Non ! C’est pas possible !

Soudain, elle se mit à glousser comme une gamine de douze ans.

– Si, pourquoi ?

Elle ricana encore un peu.

– Non, non pour rien.

– J’ai apporté deux ou trois autres choses.

Il parlait d’une voix claire et assurée. Forte mais douce. Ce ne pouvait pas être Paul.

Il déposa son chargement sur le sable. Déplia une couverture.

– J’ai pris ça. Pour s’allonger.

Elle s’attendait à des coups d’œil furtifs, il soutenait son regard sans ciller.

– Bonne idée, souffla-t-elle.

Alors il avait tout prévu. Avait-il l’intention d’aller jusqu’au bout ou la testait il pour la faire reculer au dernier moment ? Elle scruta son visage, y cherchant un signe de manipulation, mais n’en trouva aucun.

– Et ça, pour après.

C’était un paquet de cookies au chocolat. Pour après. Elle en était sans voix. Elle ne trouvait plus rien à dire.

– Et puis ça. Pour toi, pas pour moi, précisa-t-il en enterrant à demi la bouteille de vin dans le sable.

Elle était émue. Au bord des larmes.

– Tu es tendue ? Tu en veux un peu ? J’ai aussi pensé au tirebouchon.

Elle frôla ses paupières d’un revers de main en murmurant :

– Non, non, ça va.

Il lui posa la main sur l’épaule. Se pencha au creux de son oreille.

– Après tout ce temps, autant faire les choses bien, non ?

Il étala la couverture. D’habitude, c’était mission impossible, mais ce soir, le vent soufflait à peine. Il avait choisi un petit coin tranquille, à l’écart de tout, entre deux dunes. Ici, personne ne viendrait les déranger.

Maintenant, c’était Alice qui paraissait effrayée. Maintenant, c’était Paul qui était sûr de lui. Mais il ne voulait pas que son assurance l’effraie.

Il installa leurs affaires. S’assit.

– Viens à côté de moi, lui dit il.

La lune fit son apparition pour révéler comme elle était jolie dans sa robe à petites fleurs turquoise et mauve. Elle lui faisait penser à un cadeau, dans un joli paquet, mais qu’on meurt d’envie d’ouvrir pour voir ce qu’il y a à l’intérieur.

Il s’autorisa à savourer sa beauté, sans penser à la souffrance qu’elle pouvait engendrer, contrairement à d’habitude. Alice avait la beauté bienveillante. Il le savait, même s’il avait du mal à baisser la garde.

– Si tu es un peu stressée, ne t’en fais pas, lui dit il à voix basse. Tout va bien.

– Qui êtes vous ? Qu’avez vous fait de Paul ? chuchota-t-elle.

– Je l’ai amené. Il est là, avec Alice. C’était vrai. Il était là, à côté d’elle. Enfin.

Il en était le premier surpris, mais il était sûr de lui, maintenant. Assez sûr de lui pour deux, et pour quiconque tenterait d’interférer. C’était ce qu’il voulait. Maintenant qu’il s’était enfin décidé, il avait hâte. « Il n’y a pas plus fervent qu’un converti », pensa-t-il.

En même temps, il avait conscience d’être sur le point de connaître un plaisir fabuleux et rare. Un plaisir qu’on n’éprouve qu’une fois dans une vie. Et qu’il aurait été immensément stupide de ne pas savourer intensément. Il en avait marre d’être stupide.

– Tu es prête ?

Il faisait tellement noir qu’il distinguait à peine ses yeux dorés. Il voulait voir. Il voulait qu’elle le voie. Maintenant qu’il était décidé.

– Je ne te force pas ? demanda-t-elle timidement.

– J’ai l’air de me forcer ?

– Non, mais… Sincèrement. Tu n’es pas obligé. Je ne t’en voudrais pas. Tu pourras toujours dormir dans mon lit.

– Je veux dormir dans ton lit…

Et il se pencha sur elle pour l’embrasser. Sur la joue, d’abord. Et le long de la mâchoire.

–… mais je veux des tas d’autres choses.

Dire qu’il l’aimait depuis si longtemps et qu’il n’avait jamais osé l’embrasser. Peut-être avait-il peur de ce que cela risquait de déclencher.

Il l’embrassa dans le cou, puis plus bas, juste à gauche de sa croix en argent. Il l’embrassa sur la clavicule, il l’embrassa sur l’oreille. Alice ! Tant d’endroits qu’il connaissait si bien mais qu’il n’avait jamais effleurés.

Il attendait pour l’embrasser sur la bouche. Parce que ce serait trop intense. Il le savait.

Elle lui rendait ses baisers et leur intimité était presque intenable. Il perdit le contrôle et ne fit aucun effort pour le reprendre. Il l’embrassait comme si c’était sa première fois. Et d’une certaine façon, c’était sa première fois. Lui aussi était vierge.

Il avait envie de le lui dire, ainsi que d’autres choses importantes, mais pour parler il aurait fallu arrêter de l’embrasser, et c’était impossible.

Il laissa ses doigts et sa bouche découvrir des parties de son corps que seuls ses yeux connaissaient. Comment aurait il pu deviner tout ce qu’il ratait ?

Et puis il y avait la robe. Tout ce qu’il n’avait pas encore vu. Il avait le cœur battant, comme un gamin de quatorze ans. Ce n’était pas pareil quand ça comptait vraiment. Il y avait tellement d’implications dans le passé, mais aussi pour le futur, à l’infini. Cependant, lorsqu’elle descendit sa robe sur ses hanches et l’ôta en quelques coups de pied, le passé et le futur s’éclipsèrent pour laisser place à l’instant présent.

Ses doigts agiles et légers le débarrassèrent de sa chemise, puis s’attaquèrent au bouton de son jean. Malgré le soin qu’il avait mis à choisir sa tenue, il quitta avec empressement son emballage cadeau.

Il l’attira sur lui et sentit le sable épouser les formes de son dos. Ça ne pouvait pas se passer ailleurs que sur la plage. Elle le savait, évidemment.

Plein de désir, il la serra contre lui. Il la désirait affreusement, il la désirait merveilleusement. C’était un plaisir proche de la douleur, une sensation si intense qu’elle allait de l’agonie au bonheur suprême.

Elle avait les yeux grands ouverts et lui aussi. Pas de fausse pudeur entre eux. Ses deux pupilles formèrent un immense œil de cyclope lorsqu’il embrassa l’arête de son nez. Ni l’un ni l’autre n’avait l’intention de manquer ça.

Elle passa ses jambes autour de lui. Elle avait de la force, il le savait. Ils fonçaient à une allure où plus rien ne pouvait les arrêter. Il n’y avait plus de route devant eux, il n’y avait plus qu’à se lancer dans le vide, en roue libre.

Elle tremblait. Ou était ce lui ?

– On peut attendre, si tu veux, murmura-t-il sachant pertinemment que c’était trop tard.

Il était emporté dans son élan, plus complètement conscient, et elle aussi, semblait il, car elle dit, ou tout du moins, il crut l’entendre dire :

– Ce ne sera pas la seule fois, juste la première.

Au moment crucial, il eut l’impression de se disloquer et de se reconstruire presque en même temps. Il la serra, sans doute trop fort. Ses yeux s’emplirent de larmes, un nouveau genre de larmes.

Il l’embrassa sur la bouche et elle lui rendit son baiser tandis qu’il la serrait encore plus fort. Il n’avait jamais ressenti ça auparavant.

– Alice, c’est toi, murmura-t-il quand il releva la tête.

C’était difficile à croire.

Elle était là, ils étaient ensemble, après tout ce temps. Bonheur suprême.

Il ne faisait pas seulement l’amour avec Alice, ce qui était pourtant déjà une joie en soi. Il faisait la paix avec lui-même.

  

Après, elle posa la tête sur sa poitrine. Elle s’endormit même peut-être un instant. Tant de sensations montaient en elle, elle était submergée.

Il avait replié la couverture sur eux ; ils étaient donc nus, mais sans être exposés aux yeux du monde. Elle était au chaud, elle était bien, allongée sur lui, leurs jambes et leurs bras entremêlés, en sueur.

Elle n’osait pas bouger, pas parler, de peur de rompre le charme de cet instant précieux. Elle ne voulait même pas réfléchir. C’était trop bon d’exister, tout simplement, d’être là, d’être soi.

Ça ne dérangeait personne. Ils pourraient peut-être rester comme ça éternellement. Mais elle entendait le clapotis des vagues et vit la lune émerger d’un amas de nuages. Ils étaient toujours sur la terre, et elle continuait à tourner. Le soleil allait se lever et une nouvelle journée débuter. Si c’était bien réel, si c’était vrai – si une force invisible ne venait pas tout détruire, si l’homme qui était dans ses bras ne tentait pas de tout effacer –, alors demain ne serait pas seulement un jour nouveau, mais une vie nouvelle.

Ils mangèrent des cookies. Des grains de sable croquaient sous ses dents. Une sensation familière et pas complètement désagréable. D’après sa mère, le sable avait constitué la base de son régime alimentaire au cours de l’enfance.

Chaque fois qu’elle regardait Paul, elle s’attendait à ce qu’il disparaisse, ou qu’il détourne les yeux, mais non. Il restait là, avec elle. Et l’aidait à finir le paquet de cookies.

Ils s’assoupirent un instant, et elle se réveilla en sentant ses lèvres sur sa poitrine. Ils firent à nouveau l’amour, plus longtemps, plus tendrement encore. Le ciel commençait à s’éclaircir et, comme il était au-dessus d’elle, elle distinguait son visage. Pour la première fois, elle voyait son plaisir s’y peindre, sans équivoque, sans retenue.

– Je t’aime, dit-elle lorsqu’il se pencha vers elle à la fin.

Ils étaient collés l’un à l’autre, joue contre joue, ses orteils contre ses chevilles.

– Je t’ai toujours aimé, et je t’aimerai toujours.

Elle savait qu’elle s’emballait un peu, qu’elle n’aurait sans doute pas dû le dire tout haut. Mais c’était comme ça. Parce que c’était vrai et qu’elle ne pouvait pas faire autrement de toute façon.

Alice voulait regagner son lit avant que sa sœur ne s’aperçoive de son absence. Il fallait donc qu’elle se dépêche. Et puis ils n’avaient aucune envie de croiser le flot matinal des coureurs et surfeurs. Elle était bien contente que ses parents soient à New York.

Tout était si nouveau, si excitant. S’habiller devant lui, le regarder faire de même, avoir l’impression d’avoir un droit sur lui maintenant. Avoir l’impression qu’elle ne se contentait plus de lui appartenir, mais qu’il lui appartenait un peu lui aussi. Main dans la main, ils traversèrent les dunes et remontèrent le chemin de planches qui menait jusqu’à chez eux. Et ce fut lui qui lui prit la main.

Ils s’embrassèrent encore avant de se séparer. Elle aurait voulu ne pas le regarder s’éloigner, mais elle ne put s’en empêcher, et le supplia intérieurement. « Ne m’abandonne pas. Reste comme ça. »

Une fois dans sa chambre, elle s’assit sur son lit, fixant le mur, et se repassa le film de leur nuit.

La mémoire est une force en mouvement. Déjà elle classait, ordonnait, transformait en récit des émotions brutes. Voilà comment s’écrirait l’histoire de son point de vue à elle. « Et du sien ? » se demandait elle.

Elle hésitait à se laver, de crainte que l’eau n’emporte une partie de ses sensations, mais elle prit quand même une douche. Elle appréhendait de s’endormir, de peur que son inconscient ne s’en mêle et n’embrouille tout, mais elle s’abandonna tout de même au sommeil.

Lorsqu’elle se réveilla, ce fut avec un souvenir heureux en tête. D’habitude, elle tentait d’analyser en quoi ses rêves avaient un rapport avec sa vie, mais cette fois, c’était l’inverse. Alors c’était bien vrai, hein ? Son corps le lui confirmait.

Elle mourait de faim. Elle engloutit trois bols de céréales sans reprendre sa respiration. Elle s’habilla, notant comme elle se sentait bizarre dans ses sous-vêtements, puis s’arrêta sur le pas de la porte. Elle redoutait que cet état de grâce ne se dissipe au contact des gens et du monde réel. Mais si elle n’osait pas prendre ce risque, il lui faudrait renoncer au sandwich à l’œuf dont elle avait tellement envie.

Heureusement, l’épicerie était déserte. Elle n’avait pas de babysitting avant cet après-midi. Elle mangea donc la moitié de son sandwich dans une relative tranquillité, guettant l’arrivée de Paul de tous côtés, même ceux d’où il ne pouvait pas arriver.

Elle avait envie de le voir, mais elle l’appréhendait également. Elle voulait conserver sa version des événements le plus longtemps possible. Elle redoutait de découvrir que sa version à lui était totalement différente, plus facile à fourrer dans un coin de sa mémoire pour l’oublier.

Il était devant sa porte lorsqu’elle revint chez elle. Elle était submergée de joie et d’angoisse. Elle avait peur de laisser ses yeux s’attarder trop longtemps sur son visage. « C’était bien vrai, dis ? »

Pourquoi le dévisageait elle ainsi ? Elle savait pourtant que c’était bien réel. Ça ne lui suffisait donc pas ?

Non, visiblement. Le plus frustrant avec les histoires d’amour, c’est qu’on ne peut pas les écrire tout seul.

Il lui fit signe de le suivre, et elle obéit – ils empruntèrent le passage secret, entrèrent chez lui, montèrent l’escalier. Avec les fenêtres grandes ouvertes, l’océan paraissait rugir au milieu de la chambre. Et le vent soufflait comme en pleine mer.

Elle lui offrit le reste de son sandwich à l’œuf, qu’il dévora de bon cœur. Il roula l’emballage en boule et le lança dans la corbeille à papiers comme un pro.

– Panier ! commenta-t-elle, jouant les pom pom girls en espérant l’amadouer.

Ils s’assirent côte à côte sur son bureau, les pieds dans le vide, échangeant de petits coups d’œil en silence.

« Hé, je n’ai pas rêvé ? C’était bien vrai ? »

Finalement, elle se décida à poser la question à voix haute. Elle se prépara. Serra les poings.

« Ne réponds pas « quoi ? Ne noie pas le poisson. Pèse bien tes mots, cette fois », le supplia telle silencieusement.

Il lui adressa un sourire qu’elle ne connaissait pas. Il se laissa glisser du bureau, la souleva en passant un bras sous ses aisselles et sous ses genoux, puis l’allongea sur son couvre-lit plein de bosses. Aussitôt, ses doigts s’attaquèrent à la ceinture de son short.

– On va vérifier.

Le surlendemain, Alice rentra de son service au yachtclub en courant presque, dévorée d’impatience. Elle avait l’impression de mordre la vie à pleines dents, sans mâcher, avec voracité. Elle ferait un saut par sa chambre pour se nettoyer le visage et se remaquiller un peu avant de filer chez Paul. Il feindrait la surprise alors qu’elle savait pertinemment qu’il l’attendait.

La mer était calme tandis qu’elle longeait la promenade. Il n’y avait pas de bateau de pêcheurs amateurs ce soir. Voyant un kayak couper le chemin argenté que dessinait la lune à la surface de l’eau, elle pensa à sa sœur. Son pouls ralentit et son humeur changea brusquement.

Elle se retourna vers le yachtclub où le bar était encore ouvert. Elle se rappelait une nuit, pareille à celle-ci, sur la même promenade, six ans plus tôt, le jour de la soirée annuelle du Mémorial Day[8].

Dans l’après-midi, Riley avait prévenu Judy qu’elles n’avaient pas envie d’y aller. Elle s’était figuré qu’elle pouvait parler pour sa sœur parce que, d’habitude, c’était le cas. D’habitude, Alice était d’accord avec elle. Elles feraient quelque chose toutes les deux, tranquilles, par exemple une sortie de nuit en kayak. D’habitude, Alice s’estimait heureuse d’avoir sa sœur à elle toute seule.

Mais, cette année là, Alice avait quinze ans. Le dentiste lui avait retiré ses bagues durant l’hiver et elle avait découvert un masque qui domptait ses cheveux pour les rendre aussi lisses et raplapla que ceux des autres filles. Elle avait un nouveau jean dont elle était très fière. Mais tout ça, jamais elle n’aurait osé l’avouer à Riley.

– Moi, j’irais bien, avait-elle timidement dit à sa mère.

Sa sœur s’était retournée, stupéfaite.

– Tu as envie d’y aller ?

Alice avait honte, mais oui, elle avait envie d’y aller.

– Juste un petit moment, pour voir un peu de monde.

Elle venait en outre d’apprendre que Sean Randall avait un faible pour elle. Janna Green le lui avait confié sur le ferry, en arrivant. Elle ignorait s’il lui plaisait aussi, mais elle était contente qu’un garçon s’intéresse à elle.

Lorsqu’une heure plus tard elle était descendue vêtue de son nouveau jean, Riley l’avait regardée sans comprendre. Alice avait glissé un tube d’eyeliner et du gloss dans son sac pour se maquiller dans les toilettes en arrivant là bas. Elle ne se pomponnait qu’en secret.

– On pourra toujours aller faire un tour en kayak après si tu t’ennuies, avait proposé Riley.

Alice avait culpabilisé encore plus que si elle lui avait fait une remarque ou émis la moindre critique. Elle s’en voulait tellement de la laisser seule. Elle avait regretté que Paul ne soit pas là – sa mère ne venait jamais avant le 4 juillet. Les autres surveillants de baignade avec qui sa sœur traînait habitaient Bay Shore ou Brightwaters. Ils n’arrivaient pas avant début juin et ils rentraient généralement chez eux en ferry le soir.

Au regard que lui avait lancé Riley, Alice avait compris qu’elle n’avait absolument aucune envie de l’accompagner à cette soirée. Elle ne comprenait même pas quelle raison pouvait pousser sa sœur à vouloir y aller.

Alice avait l’impression que c’était une faiblesse de vouloir être jolie et de plaire aux garçons. Riley avait dix-huit ans et jamais, ni à l’époque ni depuis, elle ne l’avait vue sortir avec quiconque ou embrasser quelqu’un, fille ou garçon. « C’est Riley qui est bizarre, non ? » tentait elle alors de se rassurer avec le goût amer de la trahison dans la bouche.

Elle se revoyait encore longer cette même promenade, dans son jean neuf tout raide, honteuse et en même temps tout excitée.